Note n° 4 – 08 octobre 2024
La ritournelle du manque de compétitivité de l’agriculture française revient dans tous les journaux économiques et les rapports parlementaires. Doit-on se focaliser sur ce totem au risque de tuer nos paysans et notre ruralité sur l’autel de la vocation exportatrice ?
La compétitivité d’une entreprise ou d’un pays est sa capacité à maintenir ou accroître ses parts de marché. C’est son aptitude à faire face à la concurrence des prix pour un produit donné.
En misant également sur la qualité de ses produits ou de ses services, le pays accroît sa compétitivité. Dans un pays, une branche d’activité qui n’est pas compétitive est amenée à être éliminée.
Notons que compétitivité et compétition ont la même étymologie ; dans une compétition pour un poste donné, il n’y a qu’une place à prendre ! C’est aussi le produit le plus compétitif qui finit par gagner toutes les parts de marché. Mais si un pays peut produire tous les téléphones et les ordinateurs du monde, aucun pays, ni même les 100 premiers, ne pourraient nourrir le monde entier.
Pour nourrir convenablement l’humanité, nous ne pouvons donc pas éliminer l’agriculture d’un pays par défaut de compétitivité ! Les terres les moins fertiles doivent continuer à être cultivées ou pâturées. D’autre part, le manque de compétitivité de certains pays - ce qui est trop souvent le cas en France - est imputable aux choix politiques (coût de la main d’œuvre, fiscalité, contraintes environnementales, surtransposition de normes…).
La France et l’UE ne pourront jamais être compétitives avec la Nouvelle-Zélande pour le lait, l’Argentine pour le soja et le bœuf, le Maroc pour les tomates, l’Ukraine pour le maïs et le poulet. Le coût de production du blé en Ukraine est de l’ordre de 75 €/t contre plus de 260 €/t en France. La mise en compétition avec ces produits importés finira par faire disparaître l’agriculture française, même avec de très grosses structures ou des fermes usines qui ne résisteront pas.
Aujourd’hui, la compétitivité est plus une attente des industries alimentaires et des sociétés d’import-export que des agriculteurs qui en subissent les effets. Elles espèrent que l’agriculture leur fournisse de la matière première à bas prix pour qu’elles puissent augmenter leur activité via l’export. Elles font des prix des produits agricoles, une variable d’ajustement de leur compétitivité à l’export : « je ne peux pas payer plus cher le producteur sinon je ne passe pas ».
La vocation de l’agriculture est-elle d’exporter ? Dans cette hypothèse, sa fonction première serait de produire du minerai nécessaire au fonctionnement des IAA ou exportable en l’état par les géants du grain. En bonne logique, ce qui est exporté n’est pas consommé dans le pays producteur, ne contribue pas à la fonction nourricière de l’agriculture et peut même être préjudiciable à la sécurité alimentaire s’il oblige, en contrepartie, à importer le même produit – de qualité inférieure – ou un produit différent en substitution. Par exemple : nous exportons du beurre et nous importons de l’huile de palme. Ou encore, on exporte du blé et on importe des protéines végétales qui auraient pu être produites sur les mêmes champs.
Quand, faute de compétitivité nos IAA n’achètent pas les matières premières auprès de nos agriculteurs, elles les importent, induisant un développement de friches et de jachères dans une UE où l’agriculture est pourtant déficitaire.
Lactalis a annoncé, le 26 septembre, l’arrêt de la collecte de 8 % de ses volumes français au motif que la poudre de lait française n’est plus compétitive sur le marché mondial. Les médias, reprennent l’argumentation des industriels en parlant de « déclassement de la ferme France sur les marchés internationaux » et « d’effet boomerang sur notre propre souveraineté (ndlr : il eut fallu écrire sécurité alimentaire) ». Leur analyse est de mauvaise foi. L’exemple du retrait du Canada des marchés à l’export des produits laitiers a permis à ses éleveurs de retrouver une rémunération stable. Aux Etats-Unis où le marché est libre car tourné vers l’exportation, les prix à la production sont instables, la rémunération des producteurs aléatoire et les prix à la consommation sont plus élevés qu’au Canada. La compétitivité à l’export ne garantit donc pas aux consommateurs les meilleurs prix. La régulation des marchés est favorable au pouvoir d’achat.
S’il l’on prend comme autre exemple le marché des céréales qui est mondialisé, chaque correction brutale à la hausse (2007 - 2010 - 2020) s’est traduite par une augmentation de 10 centimes de la baguette de pain alors que l’impact réel du cours du blé n’aurait dû être que de 1 centime. Quand, au bout de quelques mois, l’emballement du marché disparaît et que les cours reviennent à leur niveau initial, le prix du pain ne baisse jamais. Un marché régulé des céréales permettrait une meilleure rémunération des cultivateurs et empêcherait la filière aval d’augmenter abusivement les prix.
Les mesures gouvernementales et européennes, suite aux manifestations agricoles du début de l’année 2024 pour redonner de la compétitivité à l’agriculture, n’aboutissent qu’à une marginalisation des agriculteurs en leur allégeant des charges et en les exonérant de certaines taxes. Leur portée est limitée et ne pourra résoudre la crise financière que traversent nos agriculteurs.
Une protection aux frontières serait plus efficace ; c’est ce que la France a fait pour la culture depuis 1993. Sans cette exception culturelle, les séries américaines et les télénovelas vénézuéliennes auraient détruit notre production audiovisuelle. La notion de compétitivité qui est aberrante pour la culture, l’est tout autant pour l’agriculture. D’ailleurs, le nom culture est emprunté du latin cultura, qui signifie « agriculture » et « culture de l’esprit ». Elles font partie de notre civilisation.
Avec de petites structures, l’agriculture japonaise n’est pas compétitive. Sa performance se mesure par sa recherche de sécurisation de l’alimentation de sa population sur les produits stratégiques. La Norvège utilise au maximum ses ressources foncières et vise à garantir à ses agriculteurs un revenu juste et cohérent avec celui des autres professions. Ces deux pays ont un objectif ambitieux en termes d’autosuffisance alimentaire.
Avec l’agriculture au sein de l’OMC et la multiplication des accords de libre-échange, en l’absence de politique agricole efficace et de protection aux frontières, les populations rurales sont en danger. L’agriculture représentait 41 % de l’emploi mondial en l’an 2000 ; ce n’est plus que 27 % en 2022.
Une fixation sur la balance commerciale agroalimentaire se fait aux dépends de l’indépendance alimentaire, de la qualité de l’alimentation, de la ruralité, de l’environnement et du renouvellement des générations d’agriculteurs.
La compétitivité en agriculture est un leurre utilisé pour obtenir des prix bas des produits agricoles à la production. Prendre ses distances avec la compétitivité, ce n’est en rien entrer en décroissance car l’objectif est d’augmenter la production pour la corréler à notre consommation. Un grand pays agricole n’exporte pas forcément. Une nation ou un ensemble économique comme l’UE doit être, avant tout, souverain en termes de politique agricole afin de diriger toutes les fonctions de l’agriculture.